En 1934, Karl Polanyi a écrit six articles pour la revue New Britain, ainsi qu’un septième article pour The Eleventh Hour, en 1935, “The Social State and the Three-Fold Parliament”. M’intéressant à ces journaux, liés, pour savoir qui les éditaient et quelle ligne éditoriale elles suivaient, je suis évidemment remonté au New Britain Movement, qui les publiait entre 1933 et 1935, ainsi que « plusieurs magasines comme New Albion, New Atlantic, The Eleventh Hour, New Britain Quarterly et New Britain Weekly »1.

Derrière cette nébuleuse de projets, il y a Dimitrije Mitrinović (1887-1953). Philosophe d’origine serbe bosniaque arrivé à London en 1914, il s’intéresse fortement à l’occultisme, a écrit dans le journal New Age (journal qui parut entre 1894 et 1938)2, est intellectuellement lié à G.B. Shaw et H.G. Wells – deux auteurs appréciés par Polanyi3 –, membre de la Fabian Society et Franc-maçon. Avant d’arriver à London, il avait étudié l’art à München et où il était devenu ami du peintre Wassily Kandinsky et d’autres membres du Blaue Reiter. Il a fondé le New Europe Group en 1931, lui-même lié à la Société Adler4 dont Mitrinović avait créé la branche anglaise en 1927.5

J’ai lu et rendu-compte du mieux que j’ai pu, en anglais, de la seule biographie de Mitrinović existante en anglais, œuvre d’Andrew Rigby en 2006. De même qu’aux mouvements Nouvelle Grande-Bretagne et Nouvelle Europe. Enfin, un article sur ce site se demande quel fut le degré d’implication de Polanyi avec New Britain.

Un bâtisseur du nouveau monde babelien

Ce qui est constant chez ce personnage si étrange et si ‘prolifique’ à la fois (et dont la multiplicité des projets, avec la question de leur financement, est aussi en soi étonnante, comme pour Rudolf Steiner), c’est la mise en avant de tout ce qui est nouveau, et l’intégration du Christianisme dans une religion plus large où se croisent beaucoup d’éléments non-Chrétiens et notamment l’occultisme.

Il y a ici un trait commun entre les différentes branches de la Franc-maçonnerie occidentale, qui prônent à la fois le progressisme, une religion syncrétique qui ‘gnosticise’ le Christianisme dans un grand syncrétisme œcuménique reprenant les symboles chrétiens pour les vider de leur sens et enfin la démocratie, tout ceci étant au service de l’avancée vers un Nouvel Ordre Mondial6. Mitrinović publie donc la synthèse parfaite de tout ce mouvement et pourrait donc être un apôtre de la Société Théosophique, bien que je n’aie pas trouvé e lié entre la société d’Annie Besant et le gourou serbo-bosniaque.

Un occultiste du Nouvel Age

Concernant les liens de Dimitrije Mitrinović avec l’occultisme ou la magie, Marco Pasi écrit dans Aleister Crowley and the Temptation of Politics [2014], qu’un lien unit Mitrinović et le célèbre magicien anglais, Crowley :

l’organisation s’était engagé pour une société fonctionnelle, les guildes, le crédit social, l’Etat-Providence, une fédération européenne, la tripartition fonctionnelle de Rudolf Steiner, ainsi qu’un Christianisme restauré. Le mouvement rejetait le capitalisme, mais aussi le communisme et le fascisme, et appartenait de fait à la galaxie des mouvements de “troisième voie” qui étaient actifs dans l’Europe des années 1930. Et, comme c’était souvent le cas avec ces mouvements, le rejet du communisme et du fascisme n’excluait pas un rapprochement occasionnel avec l’un des deux ou même les deux en même temps. […] Crowley était en contact avec Mitrinović (…). Dans l’agenda de Crowley pour la période de son séjour à Berlin en 1930, une référence est faite à une réunion avec Mitrinović. Les deux avaient aussi des amis en commun, puisque Mitrinović collaborait de manière très proche avec A. R. Orage (…) et contribuait régulièrement à son journal Nouvel Age.

P. 69

Dans La Troisième Voie communautaire, 1930-2000 [2002], de John Hellman on peut lire :

au début de l’année 1933, (…) [Alexandre] Marc prit un directeur de conscience catholique (ce qui était commun à cette époque), et rencontra rapidement (…) Suzanne Jean, une disciple du gourou serbe Dimitrije Mitrinović. Jean (…) avait enseigné pendant quatre ans dans une école expérimentale à Bristol en même temps qu’elle s’était engagée dans le mouvement Nouvelle Grande-Bretagne. Dans une de ses déclarations oraculaires, Mitrinović – alors en état méditatif – avait déclaré à la jeune femme : « je pense Marc, je vis Marc, je respire Marc », et l’avait envoyée dans les bureaux d’Esprit à Paris pour qu’elle trouve le prophétique jeune homme. Suzanne trouva Marc sous la direction de Mounier, lui donna le message qu’elle avait reçu de “nôtre maître spirituel”7, et fut emmenée, pour un premier rendez-vous pas très romantique dans un café du Quartier Latin où se tenait la réunion fondatrice de la Troisième force. Mlle Jean se souvint qu’elle était touchée par l’idéalisme de Marc et sa dévotion, si proche de la révolution spirituelle du mouvement Nouvelle Grande-Bretagne.

En 1933, Esprit attirait d’autres personnes du mouvement Nouvelle Grande-Bretagne pour sa façon assurée de représenter la jeune génération, mais Mounier et ses camarades de la revue Esprit étaient gênés par la dimension nietzschéenne du personnalisme d’Ordre Nouveau.

The Communautarian Third Way, 1930-2000, 67

Ainsi, la question reste posée de savoir comment Mitrinović se finançait ou quels furent ses liens avec John Macmurray et la nébuleuse des chrétiens de Gauche à laquelle participait Polanyi à London.

Plus généralement, ce sont les liens exacts entre le socialisme de guilde, l’occultisme et les chrétiens de Gauche, qui m’interrogent, puisqu’on a l’impression qu’en tirant sur le fil de l’un on trouve vite les autres. Seul Robert Owen, par exemple, la grande figure tutélaire de Polanyi depuis La grande transformation, n’est que socialiste de guilde et chrétien, sans que je n’aie jamais rien lu le concernant attestant d’une appartenance à une société occulte où il aurait développé une forme de gnosticisme ou d’ésotérisme. Mais Rudolf Steiner est ‘chrétien’ (du moins sa religion donne une place centrale à Jésus), tend vers le socialisme de guilde8 et occultiste. Sans parler de la Société fabienne, où et autour de qui, on croise des occultistes (notamment la Société Théosophique), le socialisme de guilde, les ‘Chrétiens’ de Gauche, et qui est derrière la London School of Economics ou le Balliol College, où ont été formés beaucoup des gens qui formeront le nouveau groupe social public avec qui Polanyi sera actif, et avec qui il publie Christianity and the Social Revolution en 1935.

Rajoutons ici, pour la période anglaise, que c’est l’article écrit sur Rudolf Steiner dans le journal New Britain, qui assure la jonction entre les milieux “occultes” et le Christianisme. C’est John Macmurray – présenté à Polányi par les époux Grant qu’il a rencontrés en 19209 – qui a fait le lien entre Polanyi et Dimitrije Mitrinović, le rédacteur en chef (de facto et non en titre) de cette parution éphémère.

Tout comme le Socialisme et les enseignements de Jésus sont compatibles et même liés pour Polanyi, Dimitrije Mitrinović n’a aucun mal à faire de lien direct entre son engagement franc-maçon et le Christianisme, puisqu’il écrit entre autres :

Le Christ a apporté le mot secret de la franc-maçonnerie… au peuple [aux profanes], et il a proclamé ceci à Jérusalem, mais en disant le mot du Sénat au peuple, il était en avance sur son temps… Laissons les maçons recevoir de nouveau le Christ via la maçonnerie… La franc-maçonnerie a été l’expression du christianisme pendant 2000 ans.

« Franc-maçonnerie et Christianisme (dans le Nouvel Ordre) », conférence de mai 194010 (Ma traduction)

Documents publiés ici

  1. Do We Need Churches?”, New Britain, 14 mars 1934, 512
  2. Anonyme (Mitrinović?), “Inquire, Cognise, Find the Truth, Russia, Europe, Albion!”, The Eleventh Hour for New Order in Great Britain, New Series Vol. I (19341935), No. 18 – 20 mars 1934, 317
  3. Anonyme (Mitrinović?), “(New Order, Social State)”, The Eleventh Hour for New Order in Great Britain, New Series Vol. I (19341935), No. 18 – 20 mars 1934, page intérieure de la couverture.
  4. Anonyme (Mitrinović?), “Finis Europae? Respublica Europae?”, The Eleventh Hour for New Order in Great Britain, New Series Vol. I (19341935), No. 22 – 17 avril 1934, page intérieure de la couverture..

Bibliographie

COSTELLO John E., [2002] John Macmurray. A Biography, UK, Floris Books, 423 p.

DALE Gareth, [2016] Karl Polanyi: A Life on the Left, ….

KNIGHT Christopher et LOMAS Robert, [2003] The Book of Hiram. Freemasonry, Venus and the secret Key to the Life of Jesus, USA, Arrow Books,2004, 27.

MITRINOVIĆ Dimitrije, [1926-1950] Lectures (1926-1950), New Atlantis Foundation in association with J.B. Priestley Library. University of Bradford, 1995, 340 p.

RUTHERFORD H.C., [1966] “The religion of Logos and Sophia from the writing Dimitrije Mitrinović on Christianity” (Twelfth Foundation Lecture), New Atlantis Foundation, Norfolk Lodge, 20 p.

SODDY Frederick, [1934] “The New Britain Movement”, The Oxford Magazine, June 7th, 1934

Notes

  1. BURGHAM Emma, [2015] “Funding the Revolution: Money and the New Britain Movement” ; https://eleventhhourarchive.wordpress.com/2015/03/04/funding-the-revolution-money-and-the-new-britain-movement/ [dernière consultation le 06/11/2019]
  2. Le journal était lié au mouvement des socialistes chrétiens, financé par G.B. Shaw, proche des époux Webb et de la Société fabienne avant d’être repris par Alfred Richard Orage, qui le fit évoluer vers l’occultisme. Orage vendit le journal en 1922 pour aller en France travailler avec le maître spirituel George I. Gurdjieff.
  3. Sur l’importance de Shaw pour Polanyi, cf. l’article qu’il lui consacre dans les années 1940 [1940sa] dans le Leeds Weekly Citizen (dirigé par son ami Kenneth Muir) et les “Weekend Notes”, IV, XII, XVII, XXI, XXII, XXIII et XXIV d’Abraham Rotstein, soit sept subdivisions qui lui sont consacrées. Polanyi aurait déjà parlé de lui en 1907 dans son premier article publié connu [WN IV, AKP 45/05, 6]. Sur H. G. Wells, cf. les deux articles qu’il lui consacre, en hongrois, à Wien, dans le Bécsi Magyar Újság [1922h et 1923i].
  4. Ibid. Il s’agit d’Alfred Adler et non de Victor ou de Max. Polanyi et Abraham Rotstein discutent du psychanalyste en 1956, comme le rapporte ce dernier dans le “Weekend Notes XIII” de juillet 1957 [AKP 45/09, 54].
  5. PASI Marco, [2014] Aleister Crowley and the Temptation of Politics, Londres, Acumen, 69. Cf. aussi l’entrée Dimitrije Mitrinović de l’Oxford Dictionary of National Biography rédigée par Andrew Rigby.
  6. Le terme apparait la première fois chez H. G. Wells en 1914, avant d’être le titre d’un de son essai de 1940 (du moins la version de 1940 de son essai, puisqu’il écrit tout le temps la même chose pendant trente ans…), auteur qu’on sait par ailleurs très important pour Polanyi, cf. « Karl Polanyi et H. G. Wells ».
  7. En français dans le texte.
  8. C’est d’ailleurs la conclusion de Polanyi dans son article de 1934.
  9. Dale 2016, 103.
  10. Le document original se trouve à la bibliothèque J.B. Priestley de l’université de Bradford ou à la British Library. Le passage est cité dans KNIGHT Christopher et LOMAS Robert, [1997] The Second Messiah. Templars, the Turin Shroud and the great Secret of Freemasonry, USA, Fair Winds Press,2001, 219.