Ayant découvert l’existence de Requiem pour un empire défunt [1988] de François Fejtö [1909-2002]1 je me suis empressé d’acheter le livre2, de cet auteur hongrois, né d’un père Juif et Franc-maçon, comme l’était Karl Polanyi au moins jusqu’en 1919, puisque c’est cette année-là qu’il se convertit au Christianisme et à partir de son exil à Vienne qu’on perd la trace d’une implication dans la Franc-maçonnerie.

J’avoue ne l’avoir lu que par morceaux, allant directement aux passages qui concernait la Franc-maçonnerie européenne et celle de Hongrie en particulier3, et Edvard Beneš. Celui-ci m’intéresse en tant que créateur du Bécsi Magyar Újság, et c’est à ce titre que j’essayais d’y comprendre pourquoi ce Franc-maçon tchèque, créait ce journal à Vienne, en hongrois, à pertes (suivant donc une idée politique, avec un financement dont j’ignore la source) et qu’il confie à son frère Oszkár Jászi, contrebalançant avec l’entrée de radicaux, l’influence des communistes.

Ces attentes ont été en partie déçues – mais je dois lire l’ensemble de manière cursive – j’en ai tout de même retiré quelque chose.

Le rôle de la Franc-maçonnerie

L’importance que François Fejtö confère aux Franc-maçonneries en France et en Mitteleuropa n’est pas très claire.

D’un côté, il semble bien voir en elle l’organisatrice de bien des choses dans ces pays. Ainsi, note-t-il, pour la France que

les maçons dirigeaient la presse, contrôlaient les sections de la Ligue des droits de l’homme et de celle de l’enseignement (fondée en 1865 par le maçon Macé), ainsi que les sociétés de libre pensée. [e. 6328]

De même en Hongrie, dès lors qu’un titre contient l’idée de nouveauté, de progrès, de laïcité ou libre pensée, il n’y a pas besoin d’être devin pour savoir que la Franc-maçonnerie est derrière l’entreprise. Polanyi se retrouve à la tête, en 1910, du journal Szabadgodondolat [Libre pensée] auprès duquel se trouve O. Jászi, G. Pikler et tous les membres qu’il croise dans la Franc-maçonnerie, ne faisant pas de doute que cette publication soit une émanation de la société secrète. On note d’ailleurs que son frère ainé, Adolf, ainsi que sa sœur ainée, Laura, y écrivent aussi.

Fejtö écrit encore :

À la fin du [XIXème siècle] siècle, la maçonnerie joua un rôle décisif dans la formation du Parti radical et, lors de l’affaire Dreyfus (1898), renoua avec sa fonction de mobilisation des républicains, de « centres de réflexion », fournissant au Parti radical des objectifs politiques et l’arsenal d’arguments théoriques pour les justifier [e. 6333]

En France, rajoute-t-il, « vers 1910, le Parti radical était considéré comme “le bras séculier” de la maçonnerie. » [e. 6338]. En Hongrie, huit ans après, le Parti National Civic-Radical devait être un calque de son frère français, et servir aux mêmes buts : mettre à bas le vieux monde catholique et poursuivre la longue entamée depuis le soulèvement de 1789.

De même, les frères francs-maçons n’hésitent pas à aider le destin de tel ou tel individu, en leur envoyant des jeunes fanatiques pour les tuer, se servant des derniers pour servir leur dessein. François Fejtö relate alors que le comte Ottokar

Czernin affirme, dans ses Mémoires, que l’archiduc l’avait prévenu, un an avant Sarajevo, que les francs-maçons avaient décidé de l’assassiner. [e. 6486]

L’auteur semble prendre pour argent comptant les discours de la Franc-maçonnerie, lorsqu’il écrit

Il est vrai que l’idée prioritaire de la Défense nationale s’accompagnait toujours, chez les francs-maçons, de perspectives de paix, d’une tonalité internationale, du rêve de la Société des Nations. [e. 6350]

On est là bien loin de ce que pouvait penser un Rudolf Steiner, qui avait été frère en Allemagne et fortement initié jusqu’à se voir attribuer un rôle important dans la construction falsifiée de l’Histoire, et qui dénonçait, en 1918, les agissements belliqueux et constructivistes de la Franc-maçonnerie anglo-saxonne.

Cependant, Fejtö reste mesuré sur le rôle de la Franc-maçonnerie puisqu’il écrit :

Sur un point – celui de l’Autriche-Hongrie – les francs-maçons réclamaient des changements impliquant des annexions, au moins, en faveur des petits alliés de l’Entente (Serbie, Roumanie, Italie) et l’indépendance de la Bohême. Beaucoup d’entre eux diront : Est-ce notre faute si l’Autriche-Hongrie a été démolie par Wilson, Lloyd George et Clemenceau ? Mais le démenti était tardif et peu convaincant. C’est avec raison que Bardoux écrira, dans Le Temps du 30 avril 1938, que « le protestantisme et la franc-maçonnerie étaient alliés » pour détruire « l’Autriche qui était considérée, alors, dans ces milieux, comme la citadelle de l’esprit clérical et rétrograde… Ce n’est pas douteux. Mais de là à déclarer que l’empire fut délibérément ruiné par la volonté de quelques hommes d’État, par l’action souterraine, organisée, de la franc-maçonnerie, il y a un pas à franchir ». Nous ne le franchirons pas. [e. 6430-57]

Ce qu’il réaffirme plus loin :

Que l’Autriche-Hongrie eût été considérée, dans les milieux républicains et maçonniques, comme la citadelle de l’esprit clérical et rétrograde, cela n’est point douteux. « Mais de là à déclarer que l’empire fut délibérément ruiné grâce à l’action souterraine de la franc-maçonnerie, il y a un pas dont nous avons déjà dit que nous ne le franchirions pas. » [e. 6718]

Le rôle de Tomáš Masaryk et Edvard Beneš

Dans le livre de Fejtö deux figures se détachent rapidement : les Tchèques –du moins à partir de 1918 – Tomáš Masaryk et Edvard Beneš. Ceux-ci

convainquirent aisément [les Francs-maçons français] que, en démembrant le pilier du Vatican et du monarchisme qu’était l’Autriche-Hongrie, ils contribueraient à achever la mission sacrée confiée par la Providence au peuple de la Révolution et prépareraient les lendemains qui chantent. [e. 6370] 

Plus bas :

Dès le 16 mars 1916, lors d’une réunion dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne, sous la présidence d[’Ernest] Denis, et en présence de cent quarante personnalités bien sélectionnées, il proclama ouvertement l’objectif de[s colonies tchèques formées par Masaryk en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis d’Amérique du Nord] : anéantissement de l’empire des Habsbourg et rétablissement de la « nation tchécoslovaque » (je mets des guillemets car une telle nation n’a jamais existé). Il prit contact aussi avec des socialistes assez réservés, comme Albert Thomas et son chef de cabinet au ministère de l’Armement, Mario Roques. Le journaliste Paul Louis l’introduisit auprès de L’Hermite, important fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères, et auprès du directeur du journal conservateur des Débats, ennemi implacable (on ne sait pourquoi) de Vienne et de Budapest. [e. 6718]

Ou encore :

En Grande-Bretagne, Beneš obtint des subventions pour l’édition d’un journal, La Nouvelle Europe4, et, encouragé par le bon accueil qu’il recevait dans les milieux politiques, journalistiques et intellectuels, publia une brochure, L’Autriche-Hongrie, où il exposait sans détours ses idées sur la nécessaire destruction de la monarchie.

Beneš affirme, à tort ou à raison, que « c’est chez nous que se rencontrait la seule conception totale, synthétique de la guerre mondiale, de son importance et de son sens ». En effet, on ne sait pas ce qu’auraient fait sans leurs conseils les diplomates et les journalistes qui, en France et en Grande-Bretagne, s’interrogeaient sur les objectifs de guerre par rapport à l’Europe centrale. Les deux extraordinaires Tchèques militaient, expliquaient, prophétisaient dans le salon de Louise Weiss, sermonnaient De Monzie, les journalistes du Temps (Dubost), de Paris-Midi (Bertrand), de Victoire (Bienaimé) ; « ils collaboraient efficacement », avec Cochin, conseiller de Pichon, fréquentaient Henri Franklin-Bouillon, Léon Bourgeois, etc.5

Nous l’avons vu, les deux hommes ne négligeaient pas l’Italie. Ils étaient en contact permanent avec Virginio Gayda, Benito Mussolini, Arturo Labriola ; ils avaient installé à Rome un bureau du Conseil national, fournissaient des matériaux utiles au ministère de la Propagande, dont le titulaire, Ubaldo Comandini, et son secrétaire, Gino Scarpa, fraternisaient avec le ministre socialiste Bissolati.

Beneš établit, avec le concours de Wickham Steed et Seton-Watson6, des rapports avec les principaux journaux, Il Secolo, le Corriere della sera (Albertini, A. Torre, Amendola, Borghese) et le Popolo d’Italia, ainsi qu’avec Salvemini et quantité d’autres personnalités politiques et journalistiques. [e. 6793-809]

Plus loin Fejtö rajoute :

À Londres, les amis de Beneš, constamment stimulés par lui, firent également un travail efficace, qu’il s’agisse de l’ambassadeur de France Paul Cambon, du Pr Namier, de lord Northcliffe et ses collaborateurs. Ceux-ci avaient créé, au Crew House, une institution qui, avec le concours de Masaryk et de Beneš, devint l’un des instruments de guerre psychologique les plus puissants.

Au cours de ses tournées américaines, Masaryk fut utilement assisté par sa femme, née Garrigue, descendante d’une famille huguenote établie aux États-Unis. Il fut introduit auprès de Roosevelt, entendu par le Congrès. Là, aussi, sa tâche fut entravée par la longue neutralité des États-Unis et le grand nombre d’immigrés allemands, hongrois, croates et slovaques hungarophiles, ainsi que de catholiques favorables à l’Autriche. Ce ne fut pas une mince affaire que de mobiliser contre ces influences celles de ses amis maçons et protestants. [e. 6817-6822]

Il est donc sûr que lorsque Beneš lance à Vienne le journal  Bécsi Magyar Újság, 1919-1923, en hongrois et destiné à l’émigration hongroise à Vienne – c’est-à-dire ceux qui fuient le régime de Horthy, donc les Francs-maçons radicaux proches du Comte Károlyi et des communistes –, c’est bien dans un rôle entièrement politique et en jonction avec la Franc-maçonnerie ou ses réseaux proches et/ou associés qu’il le fait. Ce qu’il faut garder à l’esprit même lorsque Gareth Dale écrit dans sa biographie de Polanyi que le journal « a été créé pour [son] plus grand malheur » [“his discomfiture”] [Dale 2016, 65]. Ce serait un malheur, si le but était de faire l’argent, or s’il était de diffuser de la propagande, ou de rémunérer des amis pour services rendus passés et peut-être futurs (s’assurer une clientèle ou aider financièrement des collaborateurs, voire des frères), alors il n’y a aucun problème.

Rappelons qu’en novembre 1920, Jászi semble vouloir racheter le journal [Litván 2006, 223]7, et est nommé par Beneš à la rédaction du journal où il fait entrer des radicaux, dont Karl Polanyi, pour contrebalancer l’influence des communistes.

Photo d’entête : “Franz Ferdinand” par Christian Lendl

Notes

  1. Dans une vidéo sur le livre de Carroll Quigley, L’Histoire secrète de l’oligarchie anglo-américaine, que je lirai aussi dans la foulée pour essayer de comprendre comment fonctionnent les fonds Ford ou Rockefeller qui abreuvent les universités américaines et qui financent les recherches de Polanyi aux EUA.
  2. Au format Kindle.
  3. Le grand Orient de Hongrie étant apparemment très connecté avec le Grand Orient de France.
  4. Qui n’est pas sans faire penser à la Nouvelle Grande-Bretagne lancée par Dimitrije Mitrinović, en 1934
  5. « Je recherchai et je cultivai ensuite, jusqu’à la fin de la guerre, pour des motifs de propagande, des relations avec trois facteurs politiques importants : la franc-maçonnerie, la Ligue des droits de l’homme et le Parti socialiste français… L’accès des milieux francs-maçons me fut ouvert par certains de nos compatriotes de Paris et les membres yougoslaves des loges ; j’eus l’occasion de faire des causeries dans quelques-unes sur notre cause et d’y gagner ainsi les milieux francs-maçons de Paris. » Beneš, Mémoires. – Note de Fejtö.
  6. Notons que Seton-Watson est aussi proche de Jászi.
  7. Bien qu’il ait peu d’argent, donc il y avait bien des financeurs derrière lui.

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