L’aspect religieux est fondamental dans la pensée de Polanyi
Polanyi fut socialiste, substantiviste et démocrate parce qu‘inscrit dans la filiation des Evangiles. Il le dit clairement dans les années 1930 quand il cherche à fonder, au sein du Groupe Auxiliaire et de la Gauche chrétienne, une sociologie “chrétienne” dans laquelle les écrits – redécouverts en 1932 – du “jeune Marx” libéral et humaniste, s’intègrent. Il le signalait aussi, déjà, en 1923 lorsqu’il écrit que
les dizaines et dizaines de milliers de personnes dans le camp du socialisme sont les preuves vivantes que les forces de la réaction ne triompheront pas. Cette armée de gens communs est soutenue et emplie par l’esprit de paix, de justice et d’humanité, qui émerge graduellement. Ils sont les porteurs de l’histoire mondiale aujourd’hui, puisqu’en eux les enseignements de Jésus ont été ressuscités dans la manière la plus claire possible. » [1923c, 80]
Cela dit, jamais il ne veut établir de lien entre le Marxisme et le Christianisme en tant que tel, comme le fera, dans les années 1970, la théologie de la libération, par exemple. Mais ces écrits de 1844 de Marx lui semblant compatibles avec sa position évangélique, il s’en inspire et dissout en quelque sorte ce Marx dans un ensemble plus grand.
Dès sa conversion intime à la pensée des Evangiles, en 19181, et au Christianisme, de manière officielle, en 19192, l’enseignement de Jésus, est la composante fondamentale de la pensée polanyienne. C’est-à-dire qu’après une première courte période, entre 1907 et 1914, où Polanyi a développé une conception de la société ne conférant aucune place à l’individu, comme on le trouve notamment dans la vision positiviste de « La crise de nos idéologies » [“Nézeteink válsága”, 1909c], Polanyi évolue irréversiblement même si sa façon de chercher un modèle inspiré de Jésus change d’appellations.
Dans une subdivision de « L’essence du Fascisme » [1935], texte aussi problématique qu’unique puisque c’est le seul endroit où l’on trouve une esquisse d’anthropologie polanyienne3, Polanyi lance en un paragraphe ce qu’il nomme l’« individualisme chrétien », modèle qu’il défend contre l’« individualisme athée ». S’y esquisse, en creux car plus en opposition à celle des Fascistes que pour la poser analytiquement, la façon dont Polanyi conçoit la personne :
L’individualisme chrétien naît de la relation tout à fait opposée avec l’absolu. « La personne a une valeur infinie parce que Dieu existe. » Cela constitue la doctrine de la fraternité entre des hommes. Que les hommes aient une âme n’est qu’une autre façon d’affirmer qu’ils ont une valeur infinie en tant qu’individus. Dire des hommes qu’ils sont égaux revient à affirmer qu’ils ont une âme. La doctrine de la fraternité suppose que la personne n’a pas de réalité hors de la communauté. La réalité de la communauté est identifiée à la relation entre des personnes. La volonté de Dieu vise à la réalisation de la communauté.
[…T]outes ces affirmations n’en font qu’une. La découverte de l’individu est la découverte du genre humain. La découverte de l’âme individuelle est la découverte de la société. La découverte de l’égalité est la découverte de la société. Chacune d’elles sous-tend l’autre. La découverte de la personne est la découverte que la société est une relation entre des personnes.
On ne peut pourtant traiter séparément l’idée de l’homme et celle de la société. […] La personne, c’est-à-dire l’individu sous son aspect religieux, est le concept central du christianisme. […]
Les chrétiens voient dans la société une relation entre des personnes. Tout le reste en découle logiquement. [1935b, fr 377]
A partir des années 1940, c’est Robert Owen qui devient la figure tutélaire de Polanyi, au point de représenter le penseur-phare de l’ère post-chrétienne qui s’est ouverte avec l’avènement de l’industrialisation [la dernière page de La grande transformation] et même lorsqu’il travaille sur des exemples empiriques de sociétés archaïques ou primitives et qu’il ne parle ni de Jésus ou de christianisme, cherchant à comprendre comment des modèles de communautés sans marché (ou où le marché est secondaire et cantonné à des produits non-vitaux) peuvent être pensées, c’est encore en crypto-chrétiens qu’il considère ses sociétés, ou comme compatibles avec l’esprit du Christianisme même s’ils n’ont jamais entendu parlé de Jésus4.
Le soubassement religieux de sa pensée est donc indissociable de tout le reste, et notamment les niveaux économico-politiques de sa pensée.
Une religion presque chrétienne difficile à cerner
Or, tout serait simple si on pouvait qualifier le Christianisme de Karl Polanyi.
Celui-ci ne fréquente aucune église ni Vienne, ni à Londres, ni au Canada ; il fréquente juste les Chrétiens de gauche à Londres. On trouve bien des références à la religion ou au Christianisme en particulier, dans 21 textes, mais dans ses archives on ne trouve jamais aucune note de littérature secondaire sur le Christianisme, alors qu’on en trouve d’abondante sur le Marxisme ou sur ses recherches empiriques. On n’apprend seulement de manière incidente, grâce aux notes d’Abraham Rotstein, que Polanyi s’est documenté sur les textes chrétiens apocryphes, avec une préférence pour l’Evangile selon Jean, ainsi que sur les Manuscrits de la Mer Morte, découverts entre 1947 et 1956. Jamais Polanyi n’aborde jamais aucun point de théologie ou n’a de dispute théologique d’aucun ordre. On apprend dans sa correspondance qu’il lit la Bible de Luther mais pour des recherches en histoire économique5/6 mais non dans le cadre d’une démarche religieuse, cherchant à comprendre les écritures. Il n’y a pas d’études ou de commentaires de la Bible elle-même, ni du Nouveau Testament, ni ne serait-ce que des quatre Evangiles canoniques ni dans ses textes ni dans ses archives.
Pire, au niveau du dogme, Polanyi parle même en deux occurrences non-équivoques de la « légende » de la résurrection [1923c, 80] de Jésus, pensant que le prophète est mort comme un « mortel ordinaire » [Ibid.].
Polanyi a pour le moins un Christianisme singulier, sans doute plus un “Jésusisme” comme le nomme parfois Rudolf Steiner7, du moins un Christianisme si singulier que je préfère parler d’esprit de l’Evangile comme ça il n’est même pas question du personnage conceptuel Jésus, mais de l’esprit qu’ont voulu insuffler à Antioche et Alexandrie au premier siècle ceux qui ont écrit les hauts faits de ce personnage révolutionnaire dans l’Histoire de l’humanité.
Cette bizarrerie me pousse à concevoir trois hypothèses expliquant ces absences , qui sont toutes aussi plausibles quoiqu’en partie contradictoires.
Quatre hypothèses
La première est que Polanyi ne fasse pas de théologie par incarnation d’un vrai esprit des Evangiles, qui a compris son enseignement et n’a donc pas besoin ni de le citer, ni de théologie ou de dogme pour s’inscrire dans sa filiation. C’est en ce sens que je comprends le passage où Abraham Rotstein souligne que Polanyi trouvait que
Le Christianisme a fait une grande propagande sur la théologie mais n’a pas prêté d’attention aux enseignements du Christ.8
La lecture des Evangiles de Polanyi s’inscrirait dans la filiation de Leon Tolstoï, comme Ilona Duczyńska le rappelait en 19709.
La deuxième, est que Polanyi aurait été imprégné par le mouvement œcuménique et/ou une sorte de syncrétisme influencé par des courants ésotériques, proche de la position théosophique (ou anthroposophique), probablement enseignée dans les cercles francs-maçons et les sociétés secrètes et/ou ésotériques apparentées, que fréquentaient Polanyi dès la période hongroise. Le mouvement œcuménique, tâchant de trouver un esprit commun de la religion instauré par Jésus, mais peu regardant sur les dogmes afin de mêler en un seul élan le plus de Chrétiens possibles, tout comme les cercles ésotériques qui mélangent allègrement un gnosticisme de provenances diverses, autant chrétiennes, qu’orientales (perses, égyptiennes) que juives, via la Kabbale et la Cabale chrétienne, conduisent aussi à une approche peu soucieuse de précision théologique.
La troisième hypothèse découle de la scansion en trois grandes ères de l’humanité – que Polanyi développe à la fin de La grande transformation et lors de ses échanges avec Abraham Rotstein entre 1956 et 1959 – qui veut que la troisième époque, celle de l’industrialisation qui commence au XVIIIème siècle, est une ère post-chrétienne, qui doit reprendre l’essentiel des enseignements de Jésus et des Evangiles, mais, ceux-ci étant dépassés historiquement, ils n’ont plus besoin d’être étudiés précisément sinon, là encore, repris dans l’esprit ; où Robert Owen est une sorte d’apôtre laïc d’un esprit sain, qui incarnerait un Saint Esprit laïc.
La quatrième voudrait que Polanyi ait été un marrane. Cela dit, l’hypothèse marrane me semble la moins probable car l’antijudaïsme de Polanyi, qu’on trouve dans des textes privés (correspondance, échanges avec Rotstein), me semble sincère et profondément chrétien10, fidèle et totalement dans l’esprit de Jésus face aux Pharisiens et dans la veine de l’Esprit du christianisme de Hegel. Du moins, si on entend Judaïsme en pensant à la Torah et au Talmud ; pour ce qui est de la Kabbale, je suis beaucoup moins sûr que Polanyi n’y soit pas associé, ne serait-ce que via la Cabale chrétienne et l’ésotérisme gnostique de la deuxième hypothèse, qui en est souvent proche.
C’est à falsifier ces hypothèses, ou à voir comment elles peuvent (ou pas) s’articuler entre elles que je travaille actuellement, à lire beaucoup de textes sur le Christianisme, ce qu’aucun chercheur en économie politique ne pense faire en commençant une recherche sur l’auteur de La grande transformation et l’un des grands critiques du libéralisme au XXe siècle…
Notes
- Il dit s’être intimement converti pendant la Deuxième Guerre Mondiale au début de son texte sur Hamlet, publié en 1954. Cf. le billet consacré à l’analyse de Hamlet sur le blog. Il l’affirme aussi dans une lettre à son ami Oszkár Jászi, disant être « tombé sous l’influence décisive de la religion », « à l’âge de 32 ans » [lettre à Jászi dans Polanyi 2016, 228] : « sa conversion complète à une religiosité chrétienne devient donc complète vers 1918 » [Maucourant 2005, 34]. ↩︎
- « Probablement en 1919, une année qui voit un “mouvement de conversions en masse” au christianisme de la part de juifs de Budapest, particulièrement dans les hautes classes, et qui incluait Michael Polanyi et son ami Leo Szilard » [Dale 2016, 7] (Ma traduction) ↩︎
- Ce qui est tout de même gênant chez un penseur humaniste. ↩︎
- Dans cet esprit, ils pourraient être, eux, les peuples élus, à qui Dieu n’a jamais eu à envoyer de Fils pour leur enseigner le droit chemin, et qui, pour n’avoir jamais sacrifié leur sociabilité sur l’autel de la rationalité formelle, n’ont jamais eu à être corrigé, là où Yahvé passe son temps dans l’Ancien Testament à massacrer son peuple, l’insulter, le punir, l’exiler, bref, les douze tribus de Judas sont peut-être ses pires éléments… ↩︎
- Ce qui rappelons-le devrait être impossible dans le cadre de la pensée polanyienne, puisque l’économie ne peut exister seule, sinon une économie politique, l’une et l’autre étant liées dans les domaines théoriques, comme elles doivent être liées dans une société viable. ↩︎
- Cf. lettre à Donald Grant du 7 décembre 1929 [AKP 56/13, 1-17] ↩︎
- Rudolf Steiner rappelle, dans Le problème de Jésus et du Christ dans les premier temps [Die geistige Vereinigung der Menschheit durch den Christus-Impuls] (13 conférences données à Dornach, en 1915–1916, GA 165 ; traduction anglaise en 2004, 14-15), que certains théologiens veulent marquer la différence entre Christianisme et Jésus, si on pense que Jésus de Nazareth – dont l’existence historique n’est pas remise en cause (sinon son importance) – n’a jamais ressuscité physiquement et n’est donc jamais devenu le Christ. ↩︎
- Notes de fin de semaines XIX ; 45/14, 29. ↩︎
- AKP 29/12, 50+62. ↩︎
- Peut-être sa trahison du père révélée dans son analyse sur Hamlet, s’il était un marrane qui s’était converti vraiment. ↩︎