Des manuscrits gnostiques et/ou (peut-être) Esséniens

En me concentrant sur l’aspect religieux des “Weekend notes” d’Abraham Rotstein1, les passages où Polanyi abordait les Manuscrits de la Mer Morte ont attiré mon attention. Ces manuscrits, découverts entre 1947 et 1956, dont le destin a été pour le moins chaotique et donnant lieu à des guerres universitaires où la nationalité des chercheurs et leur religion ne furent pas étrangères, je dois encore me documenter de manière plus approfondie sur cette histoire mouvementée. Notamment la chronologie de la diffusion des informations, afin de savoir ce que pouvait vraiment savoir un professeur à Columbia alors, en 1956-58, et si Polanyi était à la pointe, si ce qu’il savait pouvait être su de quiconque s’intéressait au sujet ou s’il avait des informations privilégiées.

Vu le choc que cette deuxième vague de découverte de textes esséniens2 peut causer à l’interprétation canonique de textes qui ont fait le cœur de la doctrine chrétienne depuis le première siècle après Jésus-Christ, la lourde teneur gnostique de ceux-ci (qui va à l’encontre de l’Eglise de Rome mais favorise les visions d’un Christianisme syncrétique, ou New Age, kabbalistique, ou encore proche de l’ésotérisme franc-maçon), il faut se méfier de l’authenticité de ces documents et des interprétations auxquels ils se prêtent. D’autant plus qu’un “Evangile de Judas” découvert en 1978, qui passe des mains de paysans égyptiens l’ayant trouvé, là encore, par hasard, à une série de marchands et collectionneurs douteux, puis dans des coffre-forts… et qui vient montrer que Judas n’a jamais été le traître que la tradition chrétienne en a fait sinon, au contraire, celui des apôtres qui « les surpassera tous » et véritable révélateur de Jésus, accomplissant fidèlement ses plans, il faut là encore se demander si ces documents ne sont pas un peu trop visiblement anti-catholiques pour être totalement authentiques3. Du moins, si le XXe a été un siècle non pas plus riche en faussaires que les autres, leur travail a été massivement rendu public, de sorte qu’on ne peut être naïfs et accepter l’apparition de ces textes sans la prudence de rigueur.

Concernant ces discussions entre Polanyi et Rotstein, voilà ce qu’écrit ce dernier dans son “Weekend notes” I [25 février 1956] :

La caractéristique du christianisme était d’être au commencement, anxieux [“compulsive”] et regardant vers le futur, eschatologique. Jésus pensait que la fin du monde était imminente, ce qu’elle n’était pas.

Les Manuscrits de la Mer Morte modifient la position de Jésus. Si [ce qu’on a appelé] la Chrétienté était en réalité [la suite des] Esséniens, il n’est pas le fondateur [d’une nouvelle religion], et les doctrines chrétiennes sont ébranlées. Il n’est pas important de savoir si Jésus ou un autre Juif fut le fondateur, hormis pour certains Juifs qui seraient fiers de leur histoire s’il est prouvé que c’est un des leurs qui a créé le Christianisme. Le mystère de la mission de Jésus est plus épais qu’avant. Maintenant, il n’est plus “celui qui” a créé…

[Polanyi] ne croit pas que Jésus soit le fils de Dieu. Cette position n’a pas de sens très clair. L’aspect christique : le Christianisme n’est pas basé sur les enseignements de Jésus mais sur qui il était. [AKP 45/02, 7]

Le fait que Polanyi ne croie pas à la résurrection de Jésus été manifesté la première fois en 1923 dans un article sur « La résurrection de Jésus », où il affirmait que c’était un mythe, s’inscrivant dans le schéma historique de H. G. Wells et son Esquisse de l’histoire universelle ; ce qui alimente toutes les questions sur la teneur exacte de sa lecture des enseignements de Jésus4. S’il ne croit pas sa résurrection, qu’il conçoive Jésus comme un prophète parmi d’autres à la façon d’un Flavius Josèphe, n’est pas étonnant.

Il semble, en tout cas, que Polanyi ait été informé du contenu de ces manuscrits dès le début 1956 au plus tard. Mais en a-t-il eu des connaissances de première main (par qui ? quand ? où ?) ou relate-t-il à Rotstein ce qu’il a lu dans des articles universitaires ? Mais alors dans ce cas, pourquoi a-t-il besoin d’en parler à l’étudiant, si celui-ci pouvait le lire aussi dans des articles ?

On sait que Polanyi lit l’Ancien Testament en juin 1947 comme en atteste une lettre à Irene et Donald Grant, et qu’il accordait une place à l’Histoire de la Palestine antique dans tous ses plans d’ouvrage5, entre 1947 et 1953.

Rotstein écrit aussi, après leur entretien du 5 mai 1956 (WN II) :

L’aspect messianique dans le Judaïsme n’était pas dans les Prophètes. Il existait dans des mouvements importants [“strong”] aux troisième et second siècles avant J.C. révélés par les Manuscrits de la Mer Morte. Un chef messianique du passé perdit la vie comme Jésus. Mais à la tournure que prirent les choses avec Jésus, on peut douter que quelque chose de ce genre ait existé avant. Les croyances esseniennes étaient eschatologiques, sans quoi le bannissement des femmes aurait été impossible. [AKP 45/03, 15]

Jésus empereur romain ?

Le dernier passage, et le plus intriguant, se trouve dans les “Weekend Notes IV” où Rotstein écrit :

P[olanyi] pense que Jésus est justifié dans l’idée qu’il aurait pu devenir Empereur Romain – le discours qu’il écrivit pour Pilate et qu’il n’a jamais donné (P[olanyi] a vu cela dans les bas-reliefs d’une catacombe romane). [AKP 45/05, 39]

Mais je ne vois pas à quoi peut faire référence Rotstein ici, ou Polanyi a pu avoir vu cela et de quoi il peut s’agir…

Photo d’entête : “Israel-06016 – 11 Caves” par Dennis Jarvis.

Notes

  1. On découvre dans les notes de l’ancien étudiant puis collègue, des pans intéressants de la pensée du Polanyi mature – il a entre 70 ans et 73 ans lorsqu’il discute avec Abraham Rotstein à leurs dimanches perdus –, même si, ces discussions étant résumées par le “disciple” sans que le maître ne les ait toujours relues, on n’est pas toujours capable de faire exactement la part des choses entre ce qui est fidèle aux pensées de Polanyi et ce pourrait relever de la mauvaise compréhension. D’autant plus que ces notes abordent de très nombreux sujets, suivant l’absence de plan dans la pensée de celui que Peter Drucker qualifiait en 1978 de « labyrinthique » – Adventures of a Bystander, chap. 6.
  2. A ma connaissance jamais Polanyi n’évoque la première, ne serait-ce qu’en citant l’existence des textes coptes de Nag Hammadi trouvés en 1945 dans un scénario romanesque…
  3. A qui profite les trouvailles ?
  4. Que je rechigne à appeler ‘Christianisme’ (protestant) concernant Polanyi, sans oser un Jésusisme comme le faisait Rudolf Steiner dans ses conférences, pour distinguer le Christianisme ou la voie suivie de Paul de Tarse à Rome en passant par Constantin et le vrai enseignement de Jésus, qui est peut-être, d’ailleurs, celui qu’on trouve dans les Manuscrits de la Mer Morte plus que dans le Nouveau Testament…
  5. Cf. le plan de “Plan and Market in Ancient Society” de 1948 ou celui de The Livelihood of Man de 1950.

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