Karl Polanyi voulait appeler (ou appelait en privé) “Behemoth”, ses manuscrits écrits entre les années 1919 et 1922, du nom de cette créature légendaire qui apparait dans le livre de Job de l’Ancien Testament.

C’est, du moins, ce qu’on peut lire chez Jérôme Maucourant [2009] qui le tient de Gregory Baum [1996, 21-24], qui lui-même cite vaguement les archives de Karl Polanyi sans mentionner les dossiers et pages d’où il tire cette information. Ana Gomez [2008, §13], quant à elle, mentionne les archives 01/53, 02/01, 02/02, et 02/03, et, justement, je ne vois nulle part mention de ce nom dans ces archives.

La première source de cette information provient de 1987, dans un article de Kari Polanyi-Levitt et Marguerite Mendell, “Karl Polanyi: His Life and Times” où elles notaient « que dans un manuscrit non-publié de 200 pages écrit à [l’époque viennoise], qu’il appelait Behemoth, Polanyi se consacrait à découvrir quelles étaient les origines des souffrances humaines qu’il avait vivement décrites dans “L’appel de notre génération” » en 1918 [1987, 21] (Ma traduction).1

Dans la page du Wiki où je m’attache à reconstituer le ou les textes qu’écrivait Polanyi à Wien au débuts des années 19202, on voit qu’on peut éventuellement n’y voir qu’un seul texte, mais aussi deux, comme le fait Gregory Baum : “Behemoth” d’un côté et “Über die Freiheit” (dont je pense qu’il faudrait plutôt l’appeler “Ist Sozialismus eine Weltanschauung?”) de l’autre. Ou encore trois, si on considère que Polanyi voulait écrire :

  1. Un texte ésotérique contre la rationalité formelle ou le positivisme : “Behemoth” [1919-1921]
  2. Un texte ‘exotérique’ critiquant les prétentions de la science : “Gegen die wissenschatliche Politik” [1920-1922]
  3. Un texte plus précis sur le socialisme, fruit de la réécriture d’une conférence donnée probablement en 1924 : “Ist Sozialismus eine Weltanschauung?” [1924].

On note aussi que dans sa magistrale biographie de Karl Polanyi, Gareth Dale ne cite pas ce “Behemoth” mais évoque, lui, à partir de la correspondance un “Gegen die wissenschatliche Politik”.

La question reste donc entière de savoir d’où Kari Polanyi-Levitt, Marguerite Mendell, Gregogry Baum et Ana Gomez tirent ce nom…

D’autre part, si l’appellation était avérée, avait-elle à voir avec les textes de Thomas Hobbes de 1651 et 1681 ?

Via l’évocation de ce monstre biblique, Polanyi voulait-il – du moins dans l’esprit car il n’y a pas de traces de lectures de Hobbes dans les archives – une sorte d’anti-Leviathan, et un versant plus religieux/ésotérique à la critique épistémologique et sociologique que cherchait à faire de la science politique de son temps et que le projet “Gegen die wissenschaftliche Politik” ? Si c’était le cas, en plus ou à la place des archives que listait Ana Gomez en 2008, il faudrait a priori compter dans ce Behemoth, les archives 02/08 et 02/11 pour le matériel de travail et les passages numérotés de 1 à 38 dans l’archive 02/02.

Bibliographie

BAUM Gregory, [1996] Karl Polanyi. On Ethics and Economics, Montreal, Mc Gill-Queen’s University Press, 91 p.
GOMEZ Ana, [2008] “The Karl Polanyi Institute of Political Economy : A Narrative of Contributions to Social Change”, Revue Interventions économiques [En ligne], 38 | 2008, mis en ligne le 16 février 2011, consulté le 17 avril 2018.
MAUCOURANT Jérôme, [2009] « Polanyi, lecteur de Marx », sur HAL
POLANYI-LEVITT Kari & MENDELL Marguerite, [1987] “Karl Polanyi: His Life and Time”, Studies in Political Economy, n° 22, 39 p.

Appendice : l’affrontement entre Léviathan et Behemoth par Carl Schmitt

De tout temps, l’opposition fondamentale de la terre et de la mer a été reconnue et jusque vers la fin du XIXème siècle, les tensions entre la Russie et l’Angleterre étaient volontiers considérées comme la lutte entre l’ours et la baleine : celle-ci était le Léviathan, grand poisson mythique (…) ; l’ours l’une des nombreuses représentations symboliques de la faune terrestre. Selon les interprétations des cabbalistes médiévaux, l’histoire du monde est un combat entre la puissante baleine, le Léviathan, et le non moins puissant Behemoth, animal terrien que l’on imaginait sous les traits d’un éléphant ou d’un taureau. Les noms Léviathan et de Behemoth sont empruntés au livre de Job (chap. 40 et 41). D’après la Cabbale, le Behemoth essaie de déchirer le Léviathan avec ses cornes ou ses dents, le Léviathan s’efforçant de son côté de boucher, à l’aide de ses nageoires, la gueule et le nez du terrien pour l’affamer et l’étouffer. Nous avons là, illustré avec la force d’évocation propre à l’allégorie mythologique, le blocus d’une puissance terrienne par une puissance maritime qui lui coupe les importations afin de l’affamer. Les deux adversaires se tuent réciproquement. Mais les Juifs, affirment les cabbalistes, célèbrent solennellement le « Banquet millénaire du Léviathan » qu’évoque un poème célèbre d’Heinrich Heine.

Le cabbaliste le plus souvent cité à propos de cette interprétation historique du « Banquet du Léviathan » est Isaac Abravanel, qui vécut entre 1437 et 1508, à l’époque des grandes découvertes.

Carl Schmitt, Terre et Mer, Paris, Pierre Guillaume de Roux, 2017, 111-112

Notes

  1. On note que les deux femmes considèrent donc que l’ensemble des brouillons cités par Ana Gomez, forment un seul texte, puisqu’on ne trouve aucun bloc de 200 pages dans ceux-ci.
  2. Voir aussi sur le blog : « Chantier sur les brouillons de texte(s) en allemand des premières années viennoises (1919-1922) »

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