Etonnante archive que celle des 6 conférences qu’on trouve en AKP 15/06, rassemblées sous le nom de „Deutsches Leben und Schrifttum” [littéralement : « Vie allemande et littérature »]. En effet, ces conférences que Karl Polanyi a données en janvier et février 1939 pour les “extensions courses” de l’Université de Londres / Gresham College, ont, d’une part, été prononcées en allemand. Il est légitime de se demander quel public était alors visé et attendu. Y avait-il une émigration germanophone à Londres ou des Londoniens germanophones à Londres en quantité suffisante pour remplir l’assistance de ces conférences payantes ? A-t-on fait une faveur à Polanyi en lui laissant parler sa deuxième langue d’adoption ?

D’autre part, contrairement aux nombreuses autres conférences données dans le même cadre, entre 1937 et 1939, en anglais celles-ci, et qui toutes avaient traits à des sujets d’histoire politique ou d’actualité géopolitique, plutôt de nature à intéresser directement les sujets de Sa Majesté la Reine, Polanyi y traite de thèmes plus philosophiques et religieux, centrés sur le monde germanophone. Si on retrouve une leçon sur Hegel, Marx et Hitler, noms connus de tous, on remarque avec étonnement la deuxième, qui concerne ceux qui cherchent Dieu [littéralement : les « chercheurs de Dieu », „Gottsucher“] et des penseurs mystiques comme Jakob Böhme ou les mystiques féminines. Or, nulle part ailleurs, ni dans ses écrits ni dans les archives, Polanyi ne manifeste d’intérêt pour des penseurs si spécifiques. Eckart, Luther, Novalis, Herder, Fichte, Hegel, Kleist sont des noms connus de tous. Jakob Böhme devait être encore une référence importante dans certains milieux d’initiés franc-maçons dont Polanyi faisait partie. Peut-être moins qu’à l’époque de Hegel – pour qui il eut une grande importance1 – mais enfin, la référence n’est pas des plus étonnantes. Le sont plus, celles à Heinrich Seuse, Angelus Silesius ou des femmes mystiques allemandes du Moyen-Âge…

S’il n’y avait que les grands noms, il serait possible de penser que Polanyi aurait pu réunir ses connaissances sur eux en faisant quelques recherches supplémentaires pour se rafraîchir la mémoire, mais ce souci d’exhumer des auteur(e)s peu connu(e)s, pour ne pas dire oublié(e)s, est troublant.

Y aurait-il donc un Polanyi secret comme c’est le cas pour Hegel, et de manière tout à fait parallèle, pour fréquenter les mêmes sociétés secrètes à Budapest que Hegel en Allemagne ? Si secret qu’il aurait même disparu des archives ou n’en a jamais fait partie, soit qu’il y ait une série d’archives plus privées, soit qu’il n’y ait pas eu de traces écrites de certains centres d’intérêts de Polanyi ? Cette culture commune qui viendrait teinter de reflets mystiques leur christianisme à de nombreux égards2 aurait-il chez Polanyi une légère coloration quiétiste au contact des époux Grant et des cercles chrétiens auxquels ils participent, et qui furent proches des Quakers ?

Notes

  1. Cf. Jacques d’HONDT, Hegel secret : recherches sur les sources cachées de la pensée de Hegel, 1968 et Glenn MAGEE, Hegel and the Hermetic Tradition, 2001.
  2. Le texte de jeunesse de Hegel, L’esprit du christianisme et son destin, est à bien des égards très proche de la façon dont Polanyi aborde la figure de Jésus, et il me semble que le jeune Hegel est un auteur majeur sinon fondamental pour Polanyi.

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