La grande transformation
Première partie : le système international
1. La paix de cent ans
2. Les années vingt conservatrices et les années trente révolutionnaires
Deuxième partie : l'essor et la chute de l'économie de marché
I. Le moulin satanique
3. Habitat contre amélioration
[59][1] Nulle part la philosophie libérale n’a connu d’échec plus éclatant que dans son incompréhension du problème du changement. On croyait à la spontanéité. On y croyait jusqu’à la sensiblerie et, pour juger du changement, on cessait de s’en rapporter au bon sens ; avec un empressement mystique, on se résignait aux conséquences de l’amélioration économique, si grave qu’elles pussent être.
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[70] La conclusion, bien que singulière, est inévitable, car la fin recherchée ne serait atteinte à moins ; il est évident que la dislocation provoquée par un pareil dispositif [la production industrielle] doit briser les relations humaines et menacer d’anéantir l’habitat naturel de l’homme.
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4. Sociétés et systèmes économiques
[71] Aucune société ne saurait naturellement vivre, même pour peu de temps, sans posséder une économie d’une sorte ou d’une autre ; mais avant notre époque, aucune économie n’a jamais existé qui fût, même en principe, sous la dépendance des marchés. En dépit du chœur d’incantations universitaires, si opiniâtre tout au long du XIXe siècle, le gain et le profit tiré des échanges n’avaient jamais joué auparavant un rôle important dans l’économie humaine. Quoique l’institution du marché ait été tout à fait courante depuis la fin de l’Âge de pierre, son rôle n’avait jamais été que secondaire dans la vie économique.
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[74] Max Weber fut le seul parmi les historiens de l’économie moderne à protester contre la mise à l’écart des sciences économiques des sociétés primitives au titre qu’elles seraient inutiles à la question des motivations and mécanismes des sociétés civilisées.
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[81] Evidemment, les conséquences sociales d’une telle méthode de distribution peuvent être de grande portée, car les sociétés ne sont pas toutes aussi démocratiques que celles des chasseurs primitifs.
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5. L'évolution de la forme du marché
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[88] Une fois que le système économique s’organise en institutions séparées, fondées sur des mobiles déterminés et conférant un statut spécial, la société doit prendre une forme telle qu’elle permette à ce système de fonctionner suivant ses propres lois. C’est là le sens de l’assertion bien connue qui veut qu’une économie de marché ne puisse fonctionner que dans une société de marché.
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6. Le marché autorégulateur et les marchandises fictives : travail, terre et monnaie
…le postulat voulant que tout ce qui est acheté and vendu a été produit pour la vente… […]
[102] Jusqu’à notre époque, les marchés n’ont jamais été que des éléments secondaires de la vie économique. En général, le système économique était absorbé dans le système social.
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[105] Un marché autorégulateur n’exige rien de moins que la division institutionnelle de la société en une sphère économique et une sphère politique.
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[107] Mais il est évident que travail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises ; en ce qui les concerne, le postulat selon lequel tout ce qui est acheté et vendu doit avoir été produit pour la vente est carrément faux.
7. Speenhamland, 1795
8. Antécédents et conséquences
[128] Rien alors de moins évident que la relation entre la pauvreté rurale et l’impact du commerce mondial. Les contemporains n’avaient aucune raison de faire le lien entre le nombre des pauvres dans les villages et le développement du commerce sur les Sept Mers.
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9. Paupérisme et utopie
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[151] Mais, alors que nous affirmons que l’application de l’absurde notion d’un système de marché autorégulateur aurait conduit inévitablement à détruire la société, le libéral accuse les éléments les plus variés d’avoir fait échouer une grande initiative. Incapable de fournir la preuve [“evidence”] d’un tel effort concerté [complot collectiviste] pour contrarier le mouvement libéral, il en est réduit à brandir l’hypothèse, pratiquement irréfutable, d’une action secrète.
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[152] Evidemment, dans la première moitié du XVIIIème siècle, la richesse mobilière était toujours une question de morale, alors que ce n’était pas encore le cas pour la pauvreté.
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10. L'économie politique et la découverte de la société
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[166] …l’exploitation, prise dans un sens évident du point de vue humain, a été perpétrée si souvent, avec une telle persistance, et avec une telle cruauté, par l’homme blanc sur des populations arriérées du monde, qu’on ferait preuve, semble-t-il, d’une insensibilité totale si on ne lui accordait pas la place d’honneur chaque fois que l’on parle du problème colonial. […] Des changements dans le revenu et le chiffre de la population n’ont évidemment pas de commune mesure avec un processus de ce genre. Qui, par exemple, se soucierait de nier qu’un peuple autrefois libre et qui a été trainé en esclavage a été exploité, bien que son niveau de vie, dans un certain sens artificiel, ait pu s’améliorer dans les pays où ses membres ont été vendus, comparé à ce qu’il été dans sa brousse natale ?
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[169] Si l’accablante évidence des faits a jamais paru indiquer une direction, c’est donc bien, dans le cas de la loi d’airain des salaires : le niveau de pure subsistance sur lequel vivent effectivement des ouvriers résulte d’une loi qui tend à maintenir leur salaire si bas qu’aucun autre niveau normal n’est possible pour eux.
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[170] Ce fait n’était évident à une époque où l’emploi lui-même était, en règle générale, invisible, comme c’était nécessairement le cas, jusqu’à un certain point, dans l’industrie à domicile.
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II. L'auto-protection de la société
11. L'Homme, la nature et l'organisation productive
12. Naissance du credo libéral
[188] Rien d’extraordinaire si le libéralisme économique s’est transformé en une religion séculière dès que les grands périls de cette aventure sont devenus évidents. […] L’expansion du système de marché au XIXème siècle est synonyme de la diffusion simultanée du libre-échange international, du marché concurrentiel du travail et de l’étalon-or ; ils allaient ensemble. Rien d’extraordinaire si le libéralisme économique s’est transformé en une religion séculière dès que les grands périls de cette aventure sont devenus évidents.
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[191] Tandis que l’économie du laissez-faire était produite par l’action délibérée de l’Etat, les restrictions ultérieures ont débuté spontanément. Le laissez-faire était planifié, la planification ne l’a pas été.
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[192][2] …des libéraux comme Spencer, Sumner, Mises et Lippmann, ont proposé une vision (…) substantiellement similaire à la nôtre, mais ils l’ont interprété de manière complètement différente. Alors que dans notre vision le concept de marché autorégulateur était utopique et que son progrès avait été stoppé par l’auto-protection réaliste de la société, dans leur vision le protectionnisme était une erreur due à l’impatience, à l’avarice et au court-termisme, mais pour qui le marché aurait résolu tous leurs problèmes.
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[196] Mais, alors que nous affirmons que l’absurdité inhérente à l’idée d’un système de marché autorégulateur a en fin de compte détruit la société, le libéral accuse les facteurs les plus divers d’avoir fait échouer une grande initiative. Dans l’incapacité d’apporter des preuves qu’il y ait eu le moindre effort concerté de ce genre pour se mettre en travers du mouvement libéral, il se rabat sur l’hypothèse, pratiquement irréfutable, d’une action souterraine.
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[202] Nous voyons que notre propre interprétation du double mouvement est étayée par le témoignage des faits. Car, si l’économie de marché représentait une menace pour les composantes du tissu social que sont l’homme et la nature, comme nous l’avons souligné, il fallait s’attendre que tout espèce de genres se sentent poussés à réclamer une certaine forme de protection. […] En outre, nous avons émis l’idée que l’histoire comparée des gouvernements pourrait donner un support quasi-expérimental à notre thèse, si nous pouvions montrer que les intérêts particuliers étaient indépendants des idéologies spécifiques présentes dans un certain nombre de pays différents. De cela aussi, nous avons pu apporter les témoignages [“evidences”] frappants. Enfin, le comportement des libéraux eux-mêmes a prouvé que le maintien du libre-échange (…) loin d’exclure l’intervention, a en fait exigé ce type d’action et que les libéraux ont eux-mêmes faits régulièrement appel à l’action coercitive de la part de l’Etat, comme dans le cas de la loi syndicale et des lois anti-trusts. Ainsi, rien ne pouvait avoir d’importance plus décisive que le témoignage [“evidence”] de l’histoire pour choisir laquelle des deux interprétations opposées du double mouvement est correcte.
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13. Naissance du credo libéral (suite) : intérêt de classe et changement social
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[215] Des changements dans le revenu et le chiffre de la population n’ont évidemment pas de commune mesure avec un processus de ce genre. Qui, par exemple, se soucierait de nier qu’un peuple autrefois libre et qui a été trainé en esclavage, a été exploité, bien que son niveau de vie, dans un certain sens artificiel, ait pu s’améliorer dans le pays où ses membres ont été vendus, comparé à ce qu’il était dans sa brousse natale ?
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14. Homme et marché
15. Marché et nature
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[238] La fonction économique n’est que l’une des nombreuses fonctions vitales de la terre. Celle-ci donne sa stabilité à la vie de l’homme ; elle est le lieu qu’il habite ; elle est une condition de sa sécurité matérielle ; elle est le paysage et les saisons. Nous pourrions aussi bien imaginer l’homme venant au monde sans bras ni jambes que menant sa vie sans terre.
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[245] A la différence des populations nomades, le cultivateur s’engage dans des améliorations fixées à un endroit particulier. Sans ces améliorations, la vie humaine doit rester élémentaire, pas très éloignée de celle des animaux. Et quel grand rôle ont joué ces aménagements dans l’histoire des hommes ! Ce sont eux, les terres défrichées et cultivées, les maisons et les autres constructions, les moyens de communications, les multiples installations nécessaires à la production, y compris l’industrie et les mines, toutes ces améliorations permanentes et immuables, qui attachent une communauté humaine au lieu où elle se trouve. Elles ne peuvent pas s’improviser mais doivent être construites peu à peu par des générations de patient effort, et la collectivité ne peut se permettre de les sacrifier et repartir à zéro ailleurs. D’où le caractère territorial de la souveraineté qui imprègne nos conceptions de la politique”. Pendant un siècle, on s’est moqué de ces vérités d’évidence.
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16. Marché et organisation productive
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[254] Alors que le maelstrom du marché fait peser sur la terre et sur le travail des périls qui sont assez évidents, les dangers qui menacent les affaires ne sont pas aussi faciles à percevoir.
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[255] Mais seule la monnaie-marchandise pouvait remplir cet objet, pour la raison évidente que la monnaie fiduciaire, qu’il s’agisse de billets de banques ou d’effets réescomptables, ne peut circuler sur un sol étranger.
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17. L'autorégulation compromise
18. Tension de rupture
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[283] La séparation institutionnelle des sphères économique et politique était néanmoins constitutive de la société de marché, et devait être maintenue quelle que fût la tension.
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La transformation en progrès
19. Gouvernement populaire et économie de marché
[289] Partout, la séparation des sphères économique et politique résulta d’une évolution du même type.
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20. L'Histoire dans l'engrenage du changement social
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[305] En même temps, le caractère destructeur de la solution fasciste était évident. Elle proposait une manière d’échapper à une situation institutionnelle sans issue qui était, pour l’essentiel, la même dans un grand nombre de pays, et pourtant, essayer ce remède, c’était répandre partout une maladie mortelle. Ainsi périssent les civilisations.
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[308] Bien que la contre-révolution et le révisionnisme [nationaliste] fussent évidemment limités à leurs objectifs spécifiques ils pouvaient facilement être confondus avec le fascisme.
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[313] C’est [après 1929], que la vraie signification du fascisme devint visible. L’impasse du système de marché était évidente : jusque-là, le fascisme n’avait pas été grand-chose de plus qu’un trait caractéristique du gouvernement autoritaire de l’Italie, qui, à cela près, ne différait guère des gouvernements de type plus traditionnel.
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21. La liberté dans une société complexe
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[320] L’esprit prussien, qui avait été un pionnier du libre-échange, était évidemment aussi peu responsable du passage au protectionnisme qu’il l’avait été du « collectivisme ».
[…]
[320] Si on ne veut pas laisser l’industrialisme éteindre l’espèce humaine, il faut le subordonner aux exigences de la nature de l’homme. […] [L’]organisation de la vie économique [dans une société de marché] est complètement non-naturelle, ce qui est à comprendre dans le sens strictement empirique d’exceptionnelle.
[…]
[321] Non seulement le témoignage [“evidence”] de l’ethnologie moderne dément ces constructions rationalistes, mais aussi l’histoire du commerce et des marchés, est toute différente de celle qui était proposée dans les enseignements harmonisateurs des sociologues du XIXème siècle. L’histoire économique révèle que les marchés nationaux ne sont pas du tout apparus du fait que la sphère économique s’émancipait progressivement et spontanément du contrôle gouvernemental.
[…]
[331] Le manque de responsabilité [de l’honnête homme] pour [les actes de l’Etat ou les conséquences économiques de l’ordre du marché] lui paraissait si évident qu’il déniait leur réalité au nom de sa liberté.
[…]
[332][3] Nous avons invoqué ce que nous pensons être les trois faits constitutifs de la conscience de l’Homme occidental : la conscience de la mort, la [333] conscience de la liberté et la conscience de la société. La première, selon la légende juive, a été révélée dans l’histoire de l’Ancien Testament. La seconde a été révélée au travers de la découverte de l’unicité de la personne dans les enseignements de Jésus, comme ce fut consigné dans le Nouveau Testament. La troisième révélation nous est venue dans le fait de vivre dans une société industrielle. Il n’y a pas de grand nom qui s’y rattache ; peut-être Robert Owen s’en approcha assez pour en devenir son porte-voix. C’est l’élément constitutif de la conscience de l’Homme moderne.
Informations sur le livre
Référence :
Version originale : The Great Transformation
Version française : Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 1983, 448 pages. Traduction de Maurice Angeno et Catherine Malamoud. Préface de Louis Dumont.
Littérature secondaire en français sur la Grande transformation
Auteur | Année | Nom | Edition |
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DUMONT Louis | 1982 | Préface de La grande transformation | Paris, Gallimard, coll. Nrf, 1983, p. I-XIX |
LE VELLY Ronan | 2007 | Le problème du désencastrement | dans CAILLE (éd.) 2007, p. 181-196 |
MAUCOURANT Jérôme | 2005 | Chapitre 3. Les thèses de La Grande transformation | dans Avez-vous lu Polanyi ?, Paris, Flammarion, coll. Champs Essais, 2011 |
PLOCINICZAK Sébastien | 2004 | L’embeddedness en question : de la métaphore polanyienne originelle à sa conceptualisation granovetterienne au sein de la sociologie économique structurale des marchés | contribution donnée au Congrès National de Sociologie de l’AFS, Mardi 24 février 2004 |
PLOCINICZAK Sébastien | 2007 | Karl Polanyi, les marchés et l’embeddedness. La Grande Transformation en question | dans SOBEL (dir.) 2007, p. 63-86 |
PLOCINICZAK Sébastien | 2007b | Au-delà d’une certaine lecture standard de La Grande Transformation | Revue du MAUSS, 2007/1, n° 29, p. 207-224 (DOI : 10.3917/rdm.029.0207) |
VELDE Franck (Van de) | 2007 | Polanyi et les économistes sur la question des « marchandises fictives » | dans SOBEL (dir.) 2007, p. 109-130 |