Peter Drucker, Les Polanyi

From Karl Polanyi
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[137] Karl lui-même devint un homme profondément déçu. La préhistoire et l’anthropologie culturelle étaient, pour lui, secondaires dans sa quête d’un contre-modèle viable, c’est-à-dire d’une société bonne dépassant le capitalisme et le communisme. Ce qu’il espérait trouver dans le passé était la clef pour le futur. Mais il trouvait seulement un passé incroyablement cryptique. Plus il creusait la préhistoire, les économies primitives et l’Antiquité classique et pré-classique, plus il devenait évasif sur la bonne société fondée sur l’absence de marché. Karl était bien trop intelligent pour attendre du Royaume des Noirs du Dahomey qu’il fût le Paradis sur Terre que présente [aujourd’hui] Alex Haley dans son populaire et semi-fictionnel Racines[1]. Certes il était attiré par le Dahomey des ancêtres de Haley parce qu’y avait été créé une société stable ainsi qu’une économie basée sur la réciprocité et la redistribution, avec un marché confiné aux imports et exports et séparé strictement de l’économie interne. Alors il trouva, ce qui le choqua profondément, que cette stabilité reposait carrément sur le commerce des esclaves. En effet, il trouva – ce qui, soit dit en passant, était su depuis des siècles – qu’il est tout simplement faux de croire que le commerce des esclaves et les raids sur les esclaves étaient imposés par la force et de l’extérieur par des mauvais étrangers [138] (Arabes à l’Est, blancs à l’Ouest) à une société tribale noire vivant en harmonie et aimant la liberté. Les rois noirs et les chefs de tribus amenaient les esclaves aux esclavagistes, tout comme ils organisaient, conduisaient et assistaient les raids pour capturer des esclaves. Ils le faisaient en partie pour affaiblir et détruire rivaux et ennemis, hors de leur propre tribu ou royaume ; en partie, pour chercher des biens commerciaux comme les fusils afin de maintenir leur emprise sur leur propre peuple ; mais dans une large partie pour maintenir la stabilité d’une communauté fondées sur la réciprocité et la redistribution.

Et quand Karl se détourna de l’Afrique de l’Ouest des XVIème et XVIIème siècles en faveur de la Grèce classique, de la Grèce de Platon et d’Aristote[2], il eut le même choc. C’était l’esclavage et les raids organisés pour capturer les esclaves de leur propre race, de leur propre langue, de leur propre chair et sang, qui permit aux cités-Etats grecs, et Athènes plus que toutes les autres, d’avoir le développement économique, la liberté pour leurs citoyens et de développer un système économique dans lequel la réciprocité et la redistribution, plus que les forces du marché, réglaient les relations à l’intérieur de la communauté, avec le “travail” maintenu hors du système de marché.[3]

Informations sur le texte

Chapitre 6 de [1978] Adventures of a Bystander, EUA, John Wiley & Sons, 1997, 336 p., p. 123-140

Voir aussi

Notes de l'éditeur

  1. Roots: The Saga of an American Family, EUA, Doubleday, août 1976.
  2. Cf. Greece [1954]
  3. Traduction : Santiago Pinault